
LE COURRIER
Assis à son bureau, il contemplait de sa fenêtre ce début d’après-midi de juillet. Tout semblait engourdi dans la torpeur chaude et lumineuse : une rue en impasse, vide, quelques maisons écrasées de soleil. C’était l’heure immobile. Sa radio diffusait un programme varié et agréable de musique d’ambiance. Pour le moment celle-ci était plutôt syncopée.
Gilles avait mis l’appareil en sourdine. Le seul mouvement qu’il distinguât était le battement d’ailes d’une tourterelle qui se posait sur une antenne de télévision. Tout était tranquille. Ce vide, sa propre immobilité l’incitèrent à se replonger par la pensée dans son passé.
Une curieuse chose, la vie. Ça s’était produit voilà plus de quinze ans. Il menait alors une existence calme de bon père de famille. Une femme, deux enfants – un garçon et une fille – classique ! Une mutation professionnelle venait de le transporter dans la capitale, où il devait à présent se rendre cinq fois par semaine, loin de son domicile de banlieue. Au bureau il rencontra assez vite une jeune femme, brune, comme il les aimait, élégante, et qui, à sa grande surprise semblait s’intéresser à lui. Marié depuis vingt ans, il n’avait jamais « regardé ailleurs », même si sa vie conjugale avait perdu au fil des ans beaucoup de son attrait.
Joëlle était quant à elle célibataire et vivait dans la très proche banlieue. Elle l’approcha doucement, l’entretint de multiples choses, s’enquit de sa vie, et bientôt ils furent quasi inséparables. Au bout de quelques mois, c’était obligé, ils devinrent amants.
C’est ainsi que peu à peu il connut pour la première fois l’amour fou, les cœurs qui brûlent, la dépendance. Cinq ans durant ils eurent une liaison des plus orageuses car ils étaient proches de tempérament, absolus et colériques. Joëlle ne voulut pas qu’il abandonne sa famille et ils vécurent ces années au rythme des rendez-vous furtifs et de la portion congrue. Toutes ces choses ne facilitèrent pas leur relation et Joëlle rompit plusieurs fois. Passionnée elle aussi, elle finissait cependant toujours par revenir. C’était l’alliance de deux flammes-raz de marée, la douche écossaise permanente : disputes, réconciliations, regrets, et nouveaux emportements.
Il la sentit peu à peu s’éloigner, et lui, pour qui la passion restait intacte, en souffrait de manière indescriptible. Sa douleur frisait la folie, l’obsession, d’autant qu’elle, par égards peut-être, ne le quittait pas franchement, espaçant simplement leurs rencontres. Une cinquième rupture fut pourtant « la bonne » et Joëlle partit brusquement, définitivement cette fois.
Sa souffrance fut accrue par le fait qu’il devait encore vaguement la côtoyer au bureau. Mais c’était clair, elle le fuyait, quoi qu’il tente pour entrer en contact. Elle trouva d’ailleurs bientôt le moyen de devoir venir seulement de loin en loin sur ce lieu de travail. Au bout de quatre ans il ne l’y aperçut plus du tout.
Gilles déprima presque deux ans, bien qu’entre-temps il se fût séparé de son épouse et qu’il eût rencontré une nouvelle compagne. Une question le taraudait : comment une passion partagée, si grande, si entière, avait-elle pu mourir en elle ? Il ne comprenait pas et y pensait en boucle. Un jour il essaya de téléphoner à Joëlle ; elle avait changé de numéro et était sur la liste rouge : impossible de se procurer ses coordonnées. Il n’osa jamais retourner chez elle. Quelquefois, bien rarement, il lui envoyait une lettre, à laquelle elle ne répondait jamais.
Cinq ans après leur rupture, elle quitta même la région ; il l’apprit par des indiscrétions du milieu professionnel. Au début et durant quelque temps, il était furieux de ce comportement. Comment pouvait-on ainsi renier son passé, cinq années qui, il le savait, avaient beaucoup compté pour chacun d’eux. Puis il n’y repensa plus que sporadiquement. Au dixième anniversaire de leur première rencontre, vexé qu’elle l’ignorât ainsi, il lui envoya un mail cynique : « À dans dix ans ! ».
L’année suivante, dans un nouvel accès de colère, il brisa cette presque promesse et lui fit parvenir un autre courriel : « On peut zapper les gens, les squizzer mais on ne peut faire que ce qu’on a vécu n’ait pas été. » La réponse de Joëlle fut l’attitude qu’elle adoptait depuis leur rupture : le silence total.
Gilles repensait en ce chaud jour de juillet à cette parfaite énigme. Était-ce une volonté de le réifier ou, pire encore, de nier son existence ? Voulait-elle lui signifier la profondeur de son mépris, et pourquoi donc, diable ? Il suivait à nouveau les arcanes de ce mystère. À vrai dire cela lui arrivait de moins en moins souvent. La vie… .
En effet, il avait fini par sortir, certes très difficilement, de cette douleur. Il avait rencontré d’autres gens, d’autres femmes, eu d’autres aventures. Plus ou moins heureuses d’ailleurs. Une aventure c’est toujours en ses débuts une promesse, qui bien vite s’avère non tenue. L’être humain poursuit ses rêves sans relâche mais l’essentiel est dans les réveils successifs qui suivent. Bref, cet après-midi-là il repensait à Joëlle, à l’abandon qu’il avait subi de sa part. Fusillé en plein amour. Ainsi s’était-il vu autrefois. Dans sa perplexité renaissante il écrivit un mail à Joëlle :
— Bientôt douze années que tu m’as quitté et je n’ai toujours pas compris.
Il ne s’attendait guère à une quelconque réaction. Ces envois épisodiques étaient devenus pour lui une sorte de rite, simplement. Une demi-heure plus tard, comme il baguenaudait sur le net et consultait sa boîte machinalement, il vit au milieu d’une liste d’expéditeurs une adresse qu’il n’avait d’abord pas remarquée : joëlle25@wanadoo.com
Aussitôt son cœur accéléra. Il s’apprêta à cliquer mais retint son geste : — Et si…, si…, se dit-il
Il s’était en effet toutes ces années accommodé du silence. Peu à peu, Joëlle qu’il avait tant aimée était devenue à ses yeux quelqu’un de banal. C’est tout juste si à présent il ne méprisait pas certains traits de son caractère, alors qu’autrefois, subjugué qu’il était par la passion, tout en elle l’émerveillait. Il avait même fini par trouver acceptables ses idées politiques opposées aux siennes, c’est dire… Mais la curiosité étant trop forte, il ouvrit ce courrier et lut :
— Gilles, tu trouveras bientôt dans ta boite aux lettres un paquet. Je suppose que tu n’as pas changé d’adresse. Casanier comme tu étais, cela m’étonnerait. Dans ce paquet il y a un livre que j’ai écrit, sur notre histoire. J’ai eu besoin de me libérer ainsi de ce passé que je n’ose appeler nôtre, tant le tien doit être différent du mien, bien que nous ayons vécu les mêmes événements. Sans nul doute trouveras-tu dans ces écrits les réponses aux questions que tu te poses.
Joëlle
On était un lundi après-midi. Il se rappela soudain que parti en week-end cette semaine-là et rentré le matin même, il n’avait pas relevé son courrier depuis trois jours. Il sortit précipitamment de son appartement, dévala les escaliers et, au bas de son immeuble, se retrouva nez à nez avec le facteur.
— Ça tombe bien, j’allais sonner car j’ai un paquet pour vous.
— Donnez, merci et bonne journée, balbutia-t-il en lui arrachant presque le petit paquet des mains.
Déjà il remontait les escaliers. Le facteur le regardait bizarrement. Lequel des deux trouvait l’autre le plus bizarre ?
Chez lui il posa l’objet sur son bureau et le regarda longuement, très ému. Allait-il enfin comprendre ce qui à l’époque avait poussé Joëlle à mettre brutalement un terme à leur liaison ? Ses mains tremblaient quand il posa les doigts sur le haut du colis. Il percevait dans sa poitrine les battements furieux de son cœur, son front était glacé.
Brusquement il retourna à son ordinateur et écrivit d’un jet à son ancienne maîtresse :
— Joëlle, le paquet vient d’arriver. Ne le prends surtout pas mal mais je ne l’ouvrirai pas. Je vais de ce pas à la poste pour te le réexpédier. Tu m’as déjà suffisamment nui.
Gilles.
Il le fit dans la foulée et immédiatement se sentit mieux. C’était fini. Il pouvait enfin passer à autre chose, pleinement.
Cher Claude, ce « retour à l’envoyeur » était sans doute une sage décision, mais je t’avoue que je n’en aurais pas eu le courage, la curiosité l’aurait emporté…
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Je pense aussi… souffrir une seconde fois pour le passé… ce n’est peut-être pas justifié. Mais la nature humaine est telle qu’on a « envie de savoir ». On veut toujours tout « comprendre ». Ou alors on est capable de « lâcher prise ». J’aurais eu du mal aussi à ne pas lire je pense…
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