Nouvelle distinguée

 

La ville de Mennecy (91) organise depuis 8 ans, à présent en février, le festival du livre d’Île de France, où pour cette édition 150 auteurs étaient conviés, sur les 2 jours, une grande et belle manifestation dont l’invitée d’honneur était cette fois Mireille Calmel.

Parallèlement a lieu (depuis 3 ans) un concours de nouvelles : le prix Jean-Jacques Robert. Cette année dix nouvelles ont été sélectionnées par le jury afin de figurer dans le recueil offert à tous les visiteurs du salon et tiré à 500 exemplaires.

Mon texte « Elsa » a eu le bonheur de faire partie de ce choix. Le voici :

Elsa

Les nuages noirs s’amassent, l’orage va s’abattre, mais étrangement Elsa est calme. Attentive, presque gaie, elle frotte avec un torchon, à présent rosâtre, la lame tranchante d’un hachoir de boucher.

Ça fait bien déjà une heure et demie que le vent s’est levé, chassant pour partie la chaleur accablante et immobile, insupportable, qui l’avait précédé. Là, c’est sûr, ça va tomber, mais quand ? Ça n’a pas l’air de se décider. L’attente devient insoutenable. Au fil des minutes elle grignote l’équanimité précaire à laquelle Elsa s’était forcée. Maintenant elle sent la sueur qui lui descend lentement dans le creux du dos. Une impression désagréable de froid malgré la touffeur ambiante. Plus que vingt minutes environ avant le retour de son frère ! Il faut qu’elle fasse très vite maintenant. Que tout soit remis en place, sinon…

Certes elle a seulement fait ce qu’elle avait à faire ; de ce côté-là c’est comme si tout était enfin en ordre, elle a la conscience tranquille, mais on ne sait jamais, il est tellement imprévisible. Trop prévisible, en fait.

Il ne faudrait pas qu’elle soit obligée d’agir radicalement, une fois de plus. En aurait-elle la force ? Elle en doute et préfère ne pas s’attarder à cette pensée. Du reste elle a mieux à faire. C’est comme un sentiment du devoir accompli, mais malgré cela elle tremble. Voilà le mal-être qui à nouveau s’amplifie. Vite elle referme les caisses, les traîne à grand peine jusqu’à l’appentis et les remet sous la vielle bâche, à leur place de toujours. Peut-être qu’il ne pensera pas à la questionner tout de suite à propos du vieux. Il y a même de fortes chances qu’il ait autre chose en tête ; avec ses habitudes, c’est tout à fait probable. Ça lui laissera un peu plus de temps, à Elsa. Elle pourra aviser.

Le matin encore, elle ne croyait pas qu’elle en serait capable. Et puis tout s’est enchaîné ; elle en est venue à bout; même que, finalement, ça a été plus facile qu’elle le pensait. Elle n’a pas réfléchi à ce qu’elle faisait, s’est juste contentée d’agir mécaniquement, méthodiquement, selon le vague schéma qu’elle s’était donné pour y parvenir. Maintenant, ça y est, c’ést terminé et elle n’a rien à se reprocher. Il ne sert plus à rien d’y repenser, mais c’est plus fort qu’elle. Ça a été très très difficile. Elle se fait violence et prend une bonne résolution : elle va se tourner vers l’avenir, il sera déjà assez compliqué à gérer. À chaque instant suffit sa peine, comme on dit, et là, ce qui s’annonçe n’est pas bien beau non plus.

« Mais je réfléchis, je réfléchis, je perds du temps ! » se dit Elsa. « Allez, secoue-toi , il faut en finir ».

Elle regarde derrière elle et constate que tout est normal. L’appentis est bien comme d’habitude. S’il y vient, ils ne verra rien qui lui donne l’occasion de s’en prendre à elle, du moins tout de suite. Il faut gagner du temps, c’est vital. L’apparence du lieu la rassure un peu. Alors qu’elle s’apprête à ressortir du réduit, un éclair puissant zèbre la noirceur du ciel ; aussitôt le tonnerre éclate et roule dans la vallée, là-bas vers Maupas, sur le Drac. Elsa a fait un bond. Les dernières heures furent éprouvantes. Elle est au bord de l’épuisement et un rien la déstabilise. Elle pourrait fondre en larmes. Il faut dire qu’elle a quelques raisons…

Vivement, elle consulte sa montre. Cette fois, c’est l’inquiétude. Dans dix-douze minutes il sera là. Il n’a pas beaucoup de qualités, mais en général il est ponctuel. S’il est en rogne, comme d’habitude, il ne l’écoutera même pas. Aucune explication ne pourra l’apaiser ; elle sait. C’est toujours comme ça. D’ailleurs pourrait-elle seulement en trouver, des explications ?

Les cris, les gifles, elle ne peut plus les supporter. Que va-t-elle faire ce coup-ci ? Ses pensées sont confuses, elle n’entrevoit aucune solution. Son coeur accélère dans sa poitrine. Elle étouffe. L’été dernier déjà elle a fugué, mais, avec le père, ils l’avaient vite retrouvée et alors ce fut le calvaire, indescriptible, et personne pour la secourir car leur maison, leur cahute plutôt, est complètement isolée dans la montagne. Tous les deux, ils l’avaient même enfermée pendant trois jours, avec quelques bouteilles d’eau du robinet pour toute nourriture. Et encore, vu son aspect, il est même plus que probale qu’ils l’avaient récupérée dans la gamelle de Dax, leur berger allemand.

Lui aussi, efflanqué, tâche de supporter son existence dans ce milieu hostile, affamé le plus souvent, les flancs labourés de coups de bâton, une sorte de canne de jonc qu’ils gardent près de la porte, à cet effet. Ils rigolent beaucoup quand ça les prend, sourds aux jappements terrorisés de Dax. Mais avec l’obstinée fidélité des bêtes il voue néanmoins une adoration sans bornes à ces maîtres qui le torturent tout leur saoul.

Ce jour-là, Elsa s’en était même voulu d’avoir diminué la maigre ration de l’animal. Heureusement il pouvait parfois s’échapper jusqu’au torrent, au prix d’une belle râclée à son retour. La plupart du temps il est à la chaîne, confiné au rôle de veilleur; parfois ils le libèrent pour mieux le maltraiter. Oui, le traitement infligé au chien n’a rien à envier à celui qu’elle subit. Et puis, la privation de nourriture et tous ces sévices-là ne sont pas les pires, il y a aussi, régulièrement, ces gestes… leurs grognements, leurs rires qu’elle voudrait tellement oublier. En vain !

Elle est déterminée : elle ne supportera plus ça. Le plus dur, ça a été de le décider. À présent, c’est lancé… Une fois dehors, elle frissonne. Une famille de brutes, sans éducation, la mère morte de cirrhose l’année précédente alors qu’elle avait tout juste quarante-trois ans, elle aussi ravalée à l’état de déchet humain ; la misère au quotidien ! En repensant à tout cela, le regard d’Elsa se voile, elle se fige. Mais bien vite sa conscience, toujours aux aguets, la prévient : tu n’as plus que quelques minutes pour effacer toute trace ; tout doit être rangé. Elle n’a pas fini de nettoyer. Le sol, ça, c’est fait, nickel,on ne voit plus rien, mais l’outil, la feuille de boucher, vite elle doit la rapporter dans l’atelier. Ne rien laisser traîner.

À la hâte, elle balance le torchon souillé dans un seau d’eau froide, la feuille avec, car elle réalise qu’elle n’a plus le temps de retourner à l’appentis. D’un coup de pied elle pousse le récipient sous le pseudo plan de travail, fait de planches grossières posées à même des parpaings. Il atterrit au milieu des épluchures qui ont débordé de la poubelle, de la poussière et des toiles d’araignées. Là ils ne surveillent pas son travail, il faudrait qu’ils se baissent, les feignasses ! De toute façon, avec ses mains usées à trimer, elle ne peut pas tout faire dans le taudis, mais parfois elle le paye cher.

Elle a poussé le seau bien loin, tout au fond. Heureusement il ne s’est pas renversé. Surtout ne pas attirer l’attention. La pluie crève soudain le ciel et s’abat à grosses gouttes qui crépitent sur le toit de tôles rouillées. L’air sent l’ozone ; Elsa fonce fermer la fenêtre. L’autre odeur, un peu fade, n’est plus qu’à peine perceptible dans la maison.

Au loin on entend les rugissements saccadés du quatre-quatre qui, laborieusement, gravit le sentier, tressautant sur les pierres menaçant de l’immobiliser dans la pente, juste au moment où un brusque et trop fort coup d’accélérateur le relance.

L’angoisse la saisit. Elle sait que cette conduite nerveuse s’explique par la rage de son frère. Il a encore dû se saouler en ville. Elle l’imagine proférer juron sur juron, impatient d’atteindre la maison pour décharger sur elle toute son agressivité, comme toujours dans ces cas-là. C’est le lot quotidien. Aujourd’hui il n’aura pas besoin de prétexte. De toute façon, ça tombe toujours sur elle ; pour un mot qui déplaît ou pour un silence, pour n’importe quoi, à vrai dire. Ce qu’elle a fait aujourd’hui sera une trop bonne occasion. Elle en est sûre, elle va encore prendre une fichue dérouillée. Elle ne sait même pas si elle en sortira vivante.

Un bref regard en arrière : le hachoir est là, invisible pour lui, mais à portée de main. La peur monte en elle. Que faire ? Où fuir ? C’est trop tard, de toute manière. Résignée, elle entend le véhicule s’arrêter près de la masure. Puis plus rien. Le silence est seulement déchiré par le tambourinement violent et incessant des rafales d’eau poussées par les bourrasques.

Coeur battant, elle prête l’oreille. Rien d’autre ne se laisse percevoir lors des brèves accalmies. Dix minutes s’écoulent ainsi. Enfin, et presque comme un soulagement, elle discerne le chuintement semi-continu de bottes qui se rapprochent, allant s’amplifiant. Il arrive. L’ivrogne s’était ­ c’est quasi certain ­ endormi brièvement, incapable de descendre du véhicule. Ce n’est plus qu’une question de secondes. Instinctivement, Elsa tend la main vers le manche du couperet parisien ; c’est ainsi que l’appelait sa mère, originaire de la petite couronne. Elle doit se baisser davantage pour l’atteindre, mais elle n’en a plus le temps. Elle recule d’un mouvement brusque car, titubant, Fédéric fait déjà irruption dans la pièce en beuglant :

Où qu’il est l’père , nom de Dieu, hein ? Qu’est-ce qui fout encore c’tabruti d’enfoiré ? Tu réponds, saleté ! Ou bien, faut-y que j’taide, tu vas voir, j’arrive !

Un long silence fait suite à ces imprécations.

Il… il…

Elsa tente de répondre. Elle sait pourtant qu’elle a intérêt à faire diversion, et très vite. Cependant, paralysée de terreur, elle n’y parvient pas ; les yeux écarquillés, elle fixe son frère, la bouche ouverte, n’émettant aucun son. Elle recule, perd l’équilibre, s’appuie d’une main contre le mur. Elle est coincée. Alors, de la chambre à coucher mitoyenne monte un grognement pâteux et le cliquetis de bouteilles vides qui se renversent, comme des quilles. Dix secondes après, paraissant une éternité, la porte claque contre le mur et, à demi accroché à elle, apparaît Pierrick, la petite soixantaine, hirsute, les jambes mal assurées.

On peut pus pioncer tranquill’ ici, bordel ! Qu’esse tu veux core, fils d’andouille ? Et pis elle, qu’esse qu’elle a à nous regarder comme ça ; j’sais pas c’qui m’retient d’lui en coller une !

Le rire gras du fils lui répond, comme il s’avance, le poing levé. Elsa se recroqueville dans son coin, les yeux encore agrandis par l’effroi ; elle n’ose plus espérer. Horrifiée, elle peut à peine respirer.

Elsa a neuf ans. On lui a ordonné le matin d’écraser ­ « et proprement, vingt diu, avé l’plat d’l’outil, crénom, faut tout t’dire, spesse d’garce » ­ soixante-dix kilos de noix pour que le fils puisse aller, le lendemain matin, vendre les cerneaux sur le marché de Grenoble. Faut bien payer les litres de rouge et le gas-oil du Tout-terrain. Elle a réussi mais elle va encore se faire engueuler et tabasser, c’est sûr, car le brou de noix a sali le torchon. Elle aurait dû faire plus attention.

 Le frère approche aussi, rotant, l’oeil mauvais. La joie maligne le porte. C’est l’heure !Ça va être sa fête !

Brusquement Elsa s’enfuit et sort en courant, esquivant les deux épaves, bouscule le père au passage et met son projet en application. Arrivée au bord du sommet de la falaise, elle ne s’arrêtera pas.

Son cri se mêlera aux derniers grondements de l’orage.

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